VIII
LA PASSAGÈRE
La cabine de la Justice, le navire de transport, était un capharnaüm indescriptible ; au beau milieu, le capitaine Hoggan se tenait debout, les bras croisés, et toisait Bolitho avec une ironie goguenarde. C’était un athlète à l’épaisse chevelure ébouriffée ; son lourd habit, qui n’aurait pas déparé sur l’Atlantique Nord, était aussi chiffonné que s’il venait de dormir dedans.
— Si vous vous attendiez à des protestations de ma part, Bolitho, vous en serez pour vos frais.
D’un geste large, il lui désigna une bouteille :
— Un petit verre avant de repartir ?
Bolitho fit le tour de la cabine du regard : elle était encombrée de coffres de marin et de bagages de toutes sortes ; une cloison portait un superbe râtelier où s’alignaient mousquets et pistolets. Comment un véritable marin pouvait-il accepter cette ignoble mission ? D’un bout de l’année à l’autre, cette espèce de négrier déportait des condamnés. Bolitho comprit que les coffres qu’il avait sous les yeux contenaient les effets personnels des bagnards morts depuis le début de la traversée ; il sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine.
— Non, capitaine, je refuse de trinquer avec vous.
— A votre guise ! s’exclama Hoggan, en se versant une large rasade qui éclaboussa la table.
L’odeur entêtante du rhum envahit la cabine :
— Dites, ce n’est pas moi qui suis venu vous chercher. C’est vous qui m’enjoignez de mener toute cette racaille à Cozar ; après, ils seront sous la responsabilité de Pomfret.
Il eut un clin d’œil complice :
— Et tant mieux pour moi, car le trajet est plus court et je serai de retour plus tôt, avec le même profit. Je ne suis pas fâché d’échapper à ces mois et ces mois de mer jusqu’à Botany Bay !
En dépit de la touffeur de l’air, Bolitho eut un nouveau frisson :
— Tant mieux pour vous. Vous appareillerez dès que je vous en donnerai l’ordre. Respectez toutes les directives que je vous transmettrai, et maintenez la station qui vous sera attribuée dans le convoi.
Hoggan changea de visage :
— Mais mon navire n’appartient pas à la Navy !
— Désormais, capitaine, il est sous mes ordres.
Bolitho essayait de dissimuler à son interlocuteur tout le mépris qu’il lui inspirait. Il consulta sa montre de gousset :
— A présent, veuillez avoir l’obligeance de rassembler les prisonniers. J’ai l’intention de les informer de ce qui va se passer.
Hoggan faillit bien protester, mais il sourit et grommela :
— Ça, c’est le bouquet. Pourquoi perdez-vous votre temps à leur parler ?
— Faites ce que je vous demande, je vous prie.
Bolitho détourna le regard :
— Laissez-leur au moins ce droit…
Hoggan s’éloigna d’un pas lourd et, quelques minutes plus tard, des ordres tonitruants s’élevèrent de la poupe. Puis le capitaine revint dans la cabine et adressa à l’officier de marine une courbette ironique :
— Ces messieurs sont prêts à vous recevoir, commandant ! déclara-t-il hilare. Vous voudrez bien me pardonner si leur tenue n’est pas conforme à l’étiquette, mais ce n’est pas tous les jours qu’ils ont l’honneur de recevoir la visite d’un officier du roi.
Bolitho le foudroya du regard, puis sortit sur le pont balayé par le coup de vent. Des nuages bas couraient dans un ciel plombé, à frôler la douce spirale des mâts. Bolitho sut que le vent avait encore fraîchi.
Puis il baissa les yeux sur le pont principal et vit une foule de visages tournés vers lui. La Justice était à peine plus grande qu’une frégate de belle taille, mais son tirant d’eau était bien plus important. Le navire était construit pour emporter une forte cargaison et non pour faire de la vitesse. Il n’était guère imaginable que ces hommes hirsutes, avec leur air de chiens battus, puissent tous survivre aux rigueurs de la traversée jusqu’en Nouvelle-Hollande ; le vaisseau surchargé avait en outre un équipage au complet et tout l’avitaillement nécessaire à ce long parcours. Un passavant courait au-dessus du pont, sur chaque bord. Il était clair que, à bord de ce navire, le danger était susceptible de venir tout autant du dedans que du dehors : les couleuvrines montées sur les passavants étaient étudiées pour repousser les assauts provenant aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Pour l’instant, elles étaient pointées directement sur la foule des bagnards rassemblés.
Les malheureux déportés étaient revêtus d’habits fort disparates : du drap crasseux pour les uns, d’ignobles chiffons fournis par les prisons pour les autres ; quelques-uns portaient encore des vêtements présentables, mais ces exceptions ne faisaient qu’accentuer la misère de l’ensemble. Arrachés à leur foyer en punition de leur cupidité ou par simple malchance, ils se tenaient debout dans un silence total et dévisageaient Bolitho avec crainte et même, pour certains, désespoir.
Les gardes, alignés le long des passavants, étaient sur le qui-vive et Bolitho frémit en voyant l’adresse avec laquelle ils taquinaient leurs bottes de la mèche de leur fouet, attendant nonchalamment qu’il eût fini de parler pour reprendre leurs occupations routinières.
L’expérience du passé ne comptait-elle donc pour rien ? Il était vain de faire respecter l’ordre et la discipline grâce à la seule brutalité imbécile ; cela faisait moins d’un an que les malheureux mutinés de la Bounty avaient été pendus devant toute la flotte à Portsmouth : de toute évidence, certains préféraient punir plutôt que prévenir.
— Je serai bref.
La voix de Bolitho dominait facilement le grincement des espars et le bruit du gréement.
— Je ne suis ici, ni pour vous juger, ni pour vous condamner. D’ailleurs, on s’en est déjà chargé. Je dois vous dire que votre départ en Nouvelle-Hollande a été différé. Jusqu’à quand ? Je l’ignore.
Chacun l’écoutait à présent avec la plus grande attention.
— Ce navire fait partie d’un convoi qui va appareiller pour l’île de Cozar, à six cents nautiques d’ici. Là-bas, on vous mettra au travail de façon à ce que vous puissiez apporter votre contribution à notre lutte contre les ennemis de la patrie !
Un long gémissement s’éleva de la foule. Bolitho, interdit, interrogea du regard Hoggan, qui lui expliqua sans ménagement :
— Certains ont leur bonne femme et leurs enfants avec eux. Ils sont partis, fit-il avec un geste évasif au-dessus du pavois au vent, avec le gros du convoi.
Bolitho baissa les yeux sur les prisonniers, stupéfait par l’indifférence de Hoggan et épouvanté par l’horrible situation que ces mots impliquaient. Il aurait dû se souvenir que l’on séparait généralement les hommes des femmes, qui naviguaient à bord de navires différents : la précaution était sage. Il ne s’était jamais représenté ces familles comme des entités véritables, mais seulement comme une collection d’individus isolés.
Puis il y eut un cri :
— Ma femme, commandant ! Par pitié ! Que va-t-elle devenir sans moi ?
— Silence ! hurla Hoggan. C’est sale comme goret en soue, et en plus ça pleurniche !
Bolitho leva une main impérieuse :
— Laissez-moi répondre, capitaine. C’est la guerre ! poursuivit-il à la cantonade. Nous n’avons pas le choix. Mes propres hommes n’ont pas mis pied à terre depuis des mois, des années même pour certains. Eux aussi ont des familles…
De nouveau, le prisonnier lui coupa la parole :
— Mais on l’a emmenée là-bas, à l’autre bout du monde…
Le misérable n’acheva pas sa phrase, comme prenant soudain conscience de toute l’horreur de sa condition de déporté.
— Je vais faire tout mon possible pour chacun de vous, rassura Bolitho. Si vous travaillez bien et que vous obéissiez aux ordres, je suis sûr que votre conduite plaidera en votre faveur. Dans certaines circonstances, on peut escompter une remise de peine.
Il n’avait qu’un désir : débarquer de ce navire maudit ; mais il n’avait pas le cœur de leur tourner le dos sans ambages et de les laisser à leur désespoir.
— Souvenez-vous simplement que, quel que soit votre passé, vous êtes tous anglais et que vous avez en face de vous un ennemi commun.
Il coupa court à son discours quand Allday l’interrompit :
— Les embarcations de l’Hyperion sont de retour, commandant. M. Rooke doit s’inquiéter du vent.
Bolitho approuva de la tête et se tourna vers Hoggan :
— Vous pouvez vous préparer à appareiller. Je vais faire servir sans délai.
Il eut un dernier regard pour les prisonniers qui se dispersaient par petits groupes :
— Tachez, capitaine, de ne pas leur rendre la vie impossible.
Hoggan, piqué au vif, monta sur ses ergots :
— Est-ce que vous vous mêleriez, commandant, de me donner des ordres ?
— Puisque c’est comme ça que vous le prenez, capitaine Hoggan, oui !
Le regard de Bolitho se fit dur et glacial :
— Et je vous tiens pour personnellement responsable !
Puis il suivit Allday à l’arrière sans ajouter un mot.
Tandis que sa petite guigue affrontait vaillamment le clapot de la baie, Bolitho, pensif, prit le temps d’observer en détail l’Hyperion ; bien des choses avaient changé durant sa courte visite à bord de la Justice. Etait-ce une simple illusion ? Après l’atmosphère de désespoir et de laisser-aller du transport, l’activité roborative qui régnait sur le soixante-quatorze canons semblait appartenir à un autre monde. Les hautes murailles mouillées d’embruns et les mouvements synchronisés des silhouettes sur le pont supérieur et dans le gréement l’aidèrent à retrouver son calme et à chasser son trouble.
Il escalada rapidement l’échelle de coupée et salua brièvement la garde d’honneur :
— Hissez et saisissez immédiatement les embarcations, ordonna-t-il au lieutenant Inch. Prévenez-moi quand vous en aurez terminé.
Quelque chose d’insolite éveilla son attention : dans d’autres circonstances, il s’en serait aperçu immédiatement, mais ses pensées étaient trop occupées par les déportés. Il suivit vers l’arrière le regard d’Inch et comprit sur-le-champ la gêne de son subordonné.
— Seigneur ! s’exclama Allday qui venait d’enjamber le pavois. Une femme sur la dunette !
— Pourriez-vous avoir la bonté, demanda Bolitho d’une voix blanche, de me fournir des explications, monsieur Inch ?
Inch avala péniblement sa salive :
— Elle est venue à bord de l’une des embarcations. Elle était sur le Rocher, et elle a une lettre…
Bolitho l’écarta d’une bourrade :
— Je vais m’occuper de l’affaire personnellement, puisque vous semblez avoir perdu l’esprit !
Il gagna l’arrière d’un pas rapide et monta l’échelle de dunette ; son cœur tambourinait contre ses côtes à l’unisson de sa colère.
D’un même coup d’œil il embrassa le lieutenant Rooke, sombre et inquiet, et l’aspirant Seton, tout sourire en dépit de l’expression menaçante de Bolitho.
Puis il aperçut la jeune fille. Vêtue de velours vert sombre, elle arborait un large chapeau espagnol, noué sous le menton d’un ruban rouge vif. D’une main, elle retenait son chapeau menacé par les rafales et, de l’autre, écartait de son visage les longues mèches de sa chevelure.
— Vais-je avoir droit à quelque explication ? demanda Bolitho en les dévisageant tour à tour.
Rooke ouvrit la bouche, mais la jeune fille parla la première :
— Je m’appelle Cheney Seton, commandant. J’ai une lettre de sir Edmund Pomfret pour vous.
Sans quitter des yeux l’expression revêche de Bolitho, elle glissa une main dans sa robe et en sortit une enveloppe. Elle avait de grands yeux pers, couleur du grand large ; son regard grave était aussi calme que sa voix.
Bolitho prit la lettre et la parcourut ; les mots de la jeune fille résonnaient dans son esprit :
— Seton, dites-vous ?
— Co… commandant, c’est… c’est ma… ma sœur !
Le regard inexpressif de Bolitho lui cloua le bec.
— Je suis navrée, reprit la jeune fille d’un ton égal, de vous causer pareil embarras, commandant.
D’un geste de la main, elle désigna une pile de bagages :
— Mais, comme vous pouvez le voir, il ne s’agit pas d’une erreur !
Bolitho ne savait que penser :
— Etiez-vous au courant, monsieur Seton ?
— Non ! répondit la jeune fille, sans laisser à son frère le temps de réagir.
N’eût été la colère qui l’étouffait, Bolitho aurait aisément percé à jour la feinte équanimité de la demoiselle :
— Je voyageais avec le convoi à destination de la Nouvelle-Hollande.
Elle haussa les épaules, comme pour souligner l’insignifiance de ce détail :
— A présent, je vais être votre passagère jusqu’à votre île.
— Ayez l’obligeance de ne pas intervenir quand je m’entretiens avec mes officiers, mademoiselle, euh… Seton !
Bolitho se remettait de sa stupeur : du coin de l’œil, il vit un groupe de matelots s’attrouper devant la dunette.
— Dans ce cas, rétorqua-t-elle du tac au tac, abstenez-vous de discuter ma présence comme si j’étais un simple meuble sur votre bateau, commandant !
Dalby, l’officier en quatrième, traînait par là ; il n’allait pas laisser passer cette occasion de proposer ses bons offices :
— Non pas « bateau », mademoiselle ! Dans la Navy, nous disons « navire ».
— Et qui vous a demandé quelque chose, monsieur Dalby ? hurla Bolitho.
Hors de lui, il tourna les talons :
— Monsieur Rooke, ayez l’obligeance de convoquer tous les hommes sur le pont et de faire servir sans délai. Transmettez le signal du départ au reste du convoi !
Puis il se retourna vers la jeune fille ; elle avait à présent les bras le long du corps et le vent lui rabattait dans la figure ses longs cheveux châtains : elle n’avait plus l’air de s’en soucier.
— Si vous voulez bien venir à l’arrière, mademoiselle Seton, je voudrais en savoir un peu plus à votre sujet.
Allday et Gimlett se précipitèrent sous la poupe et Bolitho y suivit la jeune fille, remarquant au passage la sveltesse de sa taille et la cambrure provocante de sa nuque. Maudit soit Pomfret avec ses coups fourrés ! songea Bolitho, furieux. Que ne l’avait-il averti à l’avance de la présence de cette passagère ? L’amiral ne s’était pas contenté de dépêcher l’Hyperion à Gibraltar alors que les chances de devoir livrer bataille s’aggravaient singulièrement ; il fallait en plus que Bolitho embarquât la sœur de Seton, comme si elle faisait partie, elle aussi, des effets personnels du contre-amiral… Il sentait qu’il ne pourrait en endurer davantage.
Elle pénétra dans la cabine et la parcourut des yeux avec intérêt, sans se départir de son petit air sérieux.
— Peut-être daignerez-vous à présent m’expliquer ? lui dit Bolitho plus calmement.
— Puis-je m’asseoir, commandant ? demanda-t-elle en le fixant tranquillement avec une petite moue impérieuse.
— Je vous en prie, faites.
Bolitho déchira l’enveloppe et s’avança jusqu’aux fenêtres : tout était en ordre.
— Je persiste à ne pas comprendre l’objet de votre visite, finit-il par dire.
— Je ne suis pas certaine que cela vous regarde, commandant.
Elle s’agrippa aux bras de son fauteuil :
— Mais le secret ne sera pas gardé bien longtemps : je me rends à Cozar pour y épouser sir Edmund Pomfret.
— Je comprends ! s’exclama Bolitho.
Elle s’étira dans son fauteuil, soumise, et d’un ton presque las continua :
— Je n’en suis pas si sûre. Mais si vous pouviez avoir l’amabilité de m’affecter un endroit où je puisse me reposer, je tâcherais de me tenu tranquille et de ne plus vous encombrer.
Impuissant, Bolitho fit le tour de sa cabine du regard :
— Vous pouvez garder cette cabine. Je vais me faire installer une bannette dans la chambre à cartes. Ici, vous aurez tout le confort voulu.
Une lueur d’amusement brilla un instant dans ses yeux :
— Croyez-vous vraiment, commandant ?
Bolitho profita du soudain retour d’Allday, comme un noyé qui se raccroche à une paille :
— Emporte mes affaires dans la chambre à cartes, Allday ! Je vais me changer et mettre mes effets de mer.
Que cette fille aille au diable ! se dit-il par-devers lui. Il était en train de se ridiculiser et l’impertinente s’en délectait.
— Ensuite, mets-moi la main sur Gimlett et dis-lui de veiller à l’installation de Mademoiselle.
Allday jaugea d’un coup d’œil la jeune fille assise puis, sans trahir l’ambiguïté de son commentaire, il ajouta :
— Commandant, il semble que vous avez touché un vent favorable !
Et il s’éclipsa.
Quelques minutes plus tard, Bolitho sortit précipitamment sur la dunette ; tous les officiers qui y étaient assemblés se turent aussitôt, comme s’il venait de leur lancer une abominable obscénité. Très réglementaire, Rooke annonça :
— Les navires de transport viennent à long pic sur leurs ancres, commandant !
Il semblait très nerveux. Bolitho se dit avec une joie perverse que son second redoutait la perspective de manœuvrer sous les lorgnettes de tous les commandants mouillés devant Gibraltar.
— Fort bien, monsieur Rooke, répondit-il d’un ton sec. Faites servir, je vous prie.
Il croisa le regard de Gossett qui l’observait avec ses yeux de cocker neurasthénique.
— Faites route de façon à doubler le promontoire et mettez deux bons timoniers à la barre.
Il maîtrisa son irritation au prix d’un terrible effort et s’avança jusqu’à la lisse de pavois ; là, il prit le temps de faire une inspection détaillée de son vaisseau. Déjà, les hommes du gaillard d’avant s’appuyaient sur les barres d’anspect du cabestan. Les fusiliers marins s’alignaient pour haler sur les bras ; les gabiers, regroupés près des porte-haubans, attendaient l’ordre de s’élancer dans le gréement.
— Transmettez ce signal à tous les navires du convoi, ordonna-t-il : « Appareillage imminent. »
Il s’empara d’une longue-vue et scruta l’un après l’autre les vaisseaux de transport qui se disposaient à mettre à la voile. Les pavillons de signalisation s’élevèrent le long des drisses et Rooke brandit son porte-voix :
— Parés au cabestan ? hurla-t-il.
Tomlin, le bosco, découvrit ses deux crocs et leva le poing en signe d’assentiment.
Rooke se mouilla les lèvres :
— A hisser les voiles d’avant ! Du monde dans les hauts ! A larguer les huniers !
Bolitho observa en silence les gabiers qui s’élançaient dans les enfléchures en grappes compactes, talonnés par les badines des officiers mariniers et des premiers maîtres qui houspillaient les traînards avec un zèle inhabituel. Tous semblaient avoir remarqué la méchante humeur de leur commandant et ils ne laissaient rien au hasard.
— A border les bras !
Les hommes de cabestan, suant et grognant, arrachèrent au fond de vase sablonneuse l’énorme ancre de détroit, et l’Hyperion tomba lourdement sous le vent qui fraîchissait. L’imposant vaisseau vint en travers et prit de la gîte tandis que les gabiers sur les vergues larguaient les rabans et essuyaient les lourds claquements des fanons qui se déployaient en dessous d’eux. Le deux-ponts acheva de culer, s’immobilisa un instant et, comme la barre était toujours au vent, commença à abattre et à prendre de l’erre ; ses vergues grinçaient et ployaient comme des arcs gigantesques. A l’avant, les agiles matelots bondirent sur les bossons pour amarrer et caponner l’ancre. Le soixante-quatorze canons, pointant son mât de beaupré vers les étendues moutonnantes, mit le cap au large de façon à doubler le promontoire. A terre, tous les observateurs purent apprécier la qualité et la sûreté de sa manœuvre : c’était un vaisseau de guerre à l’équipage expérimenté, une superbe machine dont chaque évolution faisait la fierté de tout l’équipage.
— Tous les navires ont levé l’ancre, commandant ! annonça Caswell.
— Très bien. Signalez-leur d’occuper leur station comme convenu.
Le capitaine de vaisseau enfonça fermement son bicorne sur son front et regarda le guidon en tête de mât : aussi raide qu’une tôle, il pointait sous le vent comme une lance.
— Signalez-leur de porter la toile du temps.
Mieux vaut éviter de multiplier les ordres inutiles, songea-t-il sombrement. Plus tard, il aurait tout le temps de harceler les traînards.
Il vit que le petit sloop Snipe larguait ses huniers et dépassait le transport de tête comme un chien de berger qui galope à l’avant du troupeau.
D’après les stations décrites dans les directives distribuées au convoi, le Snipe devait faire route en tête. L’Hyperion et la frégate resteraient au vent des transports c’est-à-dire, en l’occurrence, sur leur arrière, prêts à les défendre, si besoin était. Bolitho braqua sa lorgnette sur le Harvester et vit la fine étrave de la frégate s’élever à la lame et plonger régulièrement dans les creux, fendant les premiers rouleaux du large avec l’aisance d’une biche sauvage.
Ces mêmes rouleaux ébranlaient à peine la masse imposante du soixante-quatorze canons, dont la puissante étrave, telle une jetée immobile, renvoyait la masse liquide en nappes lisses sur chaque bord. Le vent était portant ; le pont oscillait avec la régularité d’un formidable balancier tandis que, dans les hauts, l’air vibrait de la longue plainte du vent dans les agrès et les voiles bien gonflées. Le long des vergues, de petites silhouettes en chapelet s’activaient à exécuter le dernier ordre de Bolitho, qui avait demandé que l’on larguât de nouvelles voiles.
Soudain, l’officier se souvint de la jeune fille en bas dans sa cabine : c’était elle, il le savait, la cause de son irritation.
— Il se pourrait que nous devions prendre rapidement un second ris, monsieur Gossett, hasarda-t-il. Mais nous utiliserons cet avantage pour nous dégager de la côte.
Le maître principal approuva d’un hochement de tête, manifestement soulagé. Mieux que tout autre, il comprenait aisément qu’il était inutile de démâter un soixante-quatorze canons à seule fin de soulager la colère d’un capitaine de vaisseau.
Pendant les quatre jours qui suivirent le départ de Gibraltar, le vent resta constant en force et en direction ; lors de la méridienne du quatrième jour, l’Hyperion avait couvert quatre cent vingt nautiques au loch. Personne à bord du soixante-quatorze canons n’avait souvenir d’une traite aussi rapide ; le voyage se poursuivait sans interruption ni incident.
Le quatrième jour, au crépuscule, le vent vira soudain au nord-ouest et faiblit légèrement ; Bolitho, debout près du pavois au vent de la dunette, goûtait la beauté radieuse du couchant cuivré. Il avait tout lieu de se sentir satisfait. Le convoi était resté bien groupé et, de là où il se trouvait, en tournant ses yeux vers bavant de l’Hyperion, d’où jaillissaient des gerbes d’embruns, il pouvait apercevoir les carènes des navires de transport qui brillaient aux derniers feux du soleil comme du métal poli. L’Erebus, le plus gros des transports, naviguait en tête, suivi à bonne distance par sa conserve la Vanessa. Les deux navires étaient si bien menés que quiconque les aurait vus, sous la lumière déclinante du soleil couchant, avec leur gréement parfaitement réglé et leurs faux sabords peints sur la muraille, les aurait pris pour des navires de guerre. Un peu plus loin sur l’arrière suivait la Justice, dont la coque noire et terne se fondait dans l’obscurité ; des gabiers s’activaient encore sur les enfléchures : tous les navires du convoi réduisaient la toile pour la nuit.
Malgré la plainte vibrante du gréement, Bolitho entendit soudain un éclat de rire sonore ; ses officiers profitaient à loisir de l’aubaine qui s’offrait : il était rare qu’ils eussent l’occasion d’accueillir une demoiselle dans leur carré.
Bolitho croisa les mains derrière son dos et se remit à faire les cent pas le long du pavois au vent. Les deux timoniers observaient le mouvement régulier de sa promenade ; quant à Dalby, l’officier de quart, il se tenait discrètement du côté sous le vent de la dunette.
Comment Cheney Seton avait-elle fait pour rallier, en quelques heures, tous les suffrages du bord ? Malgré la brièveté de ses apparitions sur la poupe, il se trouvait toujours un groupe notable de matelots disponibles pour lui adresser des sourires et de petits gestes d’amitié, ou tout simplement pour la contempler, fascinés, comme s’il s’était agi d’une apparition.
Gimlett était dans son élément ; telle une mère poule, il était aux petits soins pour sa passagère et la défendait contre tous les fâcheux avec une détermination que Bolitho ne lui connaissait pas. La demoiselle, de son côté, avait tenu parole : elle évitait de croiser le chemin de Bolitho et ne faisait rien qui pût, extérieurement tout au moins, gêner le déroulement des tâches quotidiennes du bord.
Il pressa le pas, aiguillonné par une désagréable évidence : du fait même de sa discrétion, la jeune fille avait contribué à l’isoler davantage, alors qu’il s’était attendu à l’effet contraire. Le commandant de l’Hyperion avait accédé, sans trop se faire tirer l’oreille, à la timide requête d’Inch qui, au nom de tous ses camarades du mess des officiers, avait exprimé le vœu de recevoir la demoiselle à dîner. Au fond, il avait espéré bénéficier lui aussi de l’invitation, mais il n’en fut rien. Tout en accélérant le pas, il se demanda quelle urgence pourrait bien lui servir de prétexte pour rappeler tous les hommes sur le pont et mettre fin à la joyeuse réunion dont les échos exubérants montaient jusqu’à lui. Mais seul lui répondait le martèlement régulier de ses talons sur les bordés de dunette.
Quand il se retira enfin sur sa couchette improvisée dans la chambre à cartes, il eut du mal à se persuader que la jeune fille était étendue sur son propre lit, juste de l’autre côté de la cloison, ou qu’elle prenait ses repas dans sa spacieuse cabine tandis qu’il se terrait dans son trou comme un vilain garnement. Comment se faisait-il que, depuis l’instant où elle avait mis le pied à bord, il n’en eût pas appris davantage sur son compte ? Il n’avait obtenu que quelques bribes de renseignements déformés, retransmis de bouche en bouche ; ces fragments incohérents ne faisaient que piquer sa curiosité insatisfaite. Le garçon de cabine du mess des officiers avait entendu l’aspirant Piper confier à Caswell ce que Seton lui avait révélé sur sa sœur ; il s’était empressé de mettre Gimlett au courant et ce dernier, sous la menace de représailles physiques, avait fini par en céder quelques bribes à Allday. C’est ainsi que le patron d’embarcation avait distillé les informations à Bolitho, sur le ton le plus détaché, pendant qu’il le rasait ou qu’il l’aidait à s’habiller précipitamment, tandis que le navire prenait de la bande sous l’effet d’un grain nocturne imprévu. Et Bolitho l’avait écouté d’un air tout aussi détaché, évitant ainsi de perdre à la fois la face et son temps.
Il continua à arpenter la dunette, le menton bien au chaud engoncé dans son foulard, et récapitula dans son esprit tout ce qu’il savait de celle qui allait devenir l’épouse de Pomfret. Agée de vingt-six ans, elle avait vécu jusqu’à récemment dans la demeure de Pomfret à Londres, plus ou moins employée en qualité de gouvernante. Bolitho se posait maintes questions quant à la nature exacte des relations entre l’amiral et la jeune fille, mais ses soupçons se dissipèrent quand Allday lui apprit qu’il s’agissait là d’un accord où les deux parties trouvaient leur intérêt : la jeune fille devait veiller sur son père impotent. Ce dernier, pour une raison inconnue de Bolitho, avait obtenu l’usufruit de la demeure de Pomfret. M. Seton père était à présent décédé et la jeune fille n’avait plus que son frère au monde. Leur mère avait été tuée à la Jamaïque, lors d’un soulèvement : une bande d’esclaves révoltés avait pris d’assaut la propriété des Seton, dans un geste aussi spectaculaire que gratuit.
Bolitho, tourmenté par ses pensées, fronçait les sourcils : il fit un recoupement audacieux. Pomfret commandait une escadre au large de la Jamaïque, et il était parfaitement possible qu’il eût, à l’époque, rencontré et tissé des liens d’amitié avec la famille Seton. Elle devait vivre dans l’opulence et exercer une influence considérable dans la région. Quant à ce qui s’était passé depuis, le capitaine de vaisseau n’y comprenait goutte. Une seule chose était claire : l’attitude de défi adoptée par la jeune fille, qu’il avait d’abord prise pour de l’arrogance naturelle, n’était qu’une défense. Sa vie, seule à Londres, n’avait pas dû être facile tous les jours.
C’est le matin même qu’Allday lui avait glissé le dernier élément d’information : Pomfret était le tuteur de l’aspirant Seton. L’amiral, se dit Bolitho, avait solidement assuré ses positions.
Le lieutenant Dalby traversa la dunette et salua en portant la main à son bicorne :
— Tous les feux sont clairs, commandant !
Bolitho fit une pause et regarda vers l’avant les transports qui se déhalaient lentement sous voiles. Chacun d’eux portait un feu unique de façon à rester en contact étroit, même de nuit. L’idée venait de lui mais déjà, comme à son habitude, il en était à se reprocher son excès de prudence. Pourtant, dans le courant de l’après-midi, le sloop Snipe, détaché en éclaireur en avant du convoi, avait signalé une voile non identifiée dans le nord-ouest. Ce n’était qu’un faible indice, mais il avait incité le commandant de l’Hyperion à redoubler de précautions ; sans doute s’agissait-il seulement d’un navire marchand espagnol, bien que le convoi croisât au large, à plus de soixante nautiques de la terre la plus proche. Mais ils étaient en train de traverser le golfe de Valence et chaque jour les rapprochait un peu plus des côtes françaises.
— Fort bien, monsieur Dalby !
Bolitho en resta là ; il ne tenait pas à s’épancher davantage car l’officier en quatrième ne ratait jamais une occasion de se répandre en commérages.
— Si le vent tient, commandant, reprit Dalby, nous serons à Cozar dans moins de cinq jours.
Il se frappa les mains pour réchauffer ses doigts gourds : la chaleur du jour s’était complètement dissipée.
— J’espère que Mlle Seton apprécie son nouveau logement.
Dalby avait mis le doigt sur un sujet qui agaçait au plus haut point Bolitho ; celui-ci réagit vivement :
— Monsieur Dalby, veuillez avoir la bonté de vous occuper de votre quart. Appelez quelques hommes et bordez-moi convenablement le bras au vent de basse vergue de misaine ; il a autant de mou que la corde de la cloche !
Il regarda Dalby s’éloigner en hâte et poussa un soupir ; cela ne le regardait certes pas, mais comment diable Pomfret pouvait-il exiler une jeune fille de bonne famille dans un trou d’enfer grillé par le soleil comme Cozar ?
Des ordres secs résonnèrent à l’avant et il vit plusieurs matelots mal réveillés qui, avec des gestes gauches, faisaient diligence pour régler des manœuvres qui n’en avaient nul besoin. Puis il distingua un mouvement près de l’échelle de dunette : deux ombres montaient du côté sous le vent. Il reconnut la jeune fille, drapée dans une longue cape et coiffée d’un chaperon, et son frère. Ce dernier avait été reçu dans la grand-chambre comme un invité de marque : il devait être enchanté de toutes les amitiés que lui valait la présence de sa sœur.
Seton, apercevant Bolitho debout tout seul près du pavois, s’empressa de s’excuser :
— F… f… faut que j’y aille ! Je… je suis de quart d… d… dans une heure !
Il dévala la descente et la jeune fille fit le tour du pied imposant du grand mât. La pâleur de son visage se détachait sur l’obscurité de la mer derrière elle.
— Bonsoir, commandant !
Elle eut un petit geste de la main, puis s’accota au mât quand l’Hyperion, en franchissant une lame plus longue, accusa un léger coup de tangage.
— Quelle délicieuse soirée… précisa-t-elle.
Elle se disposait à gagner la poupe, mais Bolitho l’interpella :
— Euh… mademoiselle Seton !
Il la vit vaciller légèrement et se tourner vers lui :
— Est-ce que… euh… vous avez tout ce qu’il vous faut ?
Ses dents éblouissantes brillaient dans l’obscurité :
— Oui, tout à fait, merci, commandant !
Bolitho, désarçonné, se sentit rougir et se maudit intérieurement pour sa niaiserie. Qu’allait-il enfin s’imaginer ?
— Je vais presque regretter d’arriver à Cozar, déclara-t-elle calmement.
Bolitho s’approcha d’elle de quelques pas.
— C’est justement ce à quoi je pensais, dit-il. Cozar n’est peut-être pas l’endroit idéal pour…
— Je sais, commandant.
Il n’y avait nulle acrimonie dans sa voix, mais une certaine tristesse.
— Vous savez, je n’ai pas le choix…
Dalby traversa la dunette à pas de loup et resta les bras ballants à les regarder :
— Le bras de basse vergue de misaine est bordé et tourné au taquet, le dormant est proprement lové et saisi au cabillot, cela tiendra toute la nuit, commandant !
Bolitho lui fit face, le rouge au front.
— Disparaissez, monsieur Dalby !
Il se retourna vers la jeune fille et la surprit la main sur la bouche, en proie à un fou rire.
— Le pauvre ! finit-elle par s’exclamer. Vous l’avez terrifié !
Puis, se ressaisissant :
— Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ils vous aiment tant, tous autant qu’ils sont. Au fond, vous n’êtes qu’une brute !
Bolitho ne savait que dire :
— Mais je n’avais pas l’intention… commença-t-il.
Il se sentit soudain si gauche et emprunté qu’il s’arrêta net, un sourire désarmant aux lèvres :
— Excusez-moi, mademoiselle Seton. Je vais tâcher de me souvenir de cette leçon.
Elle approuva d’un signe de tête :
— A présent, commandant, je vais me retirer clans ma cabine.
Bolitho fit mine de la suivre :
— Peut-être, un de ces soirs, pourrions-nous dîner ensemble ?
Il perdait pied, il en était totalement conscient :
— Peut-être avant que nous n’arrivions à Cozar ?
Pendant quelques terribles secondes, il craignit que, inhumaine jusqu’au bout, elle feignit ne pas l’avoir entendu. Mais, arrivée à hauteur du timonier, elle marqua un temps d’arrêt et sembla réfléchir à la proposition.
— Je pense que cela serait fort agréable, commandant. Je vous donnerai réponse demain.
Et elle disparut.
Les deux timoniers, dont le visage reflétait la lueur de l’habitacle du compas, échangèrent un regard amusé devant la confusion de leur commandant. Mais Bolitho n’en avait cure : la sensation qu’il éprouvait était pour lui toute nouvelle et, curieusement, il ne se souciait en rien de ce que ses hommes pouvaient bien penser de lui à ce moment précis.
Le lendemain matin, Bolitho était sur la dunette dès l’aube, rasé de frais et plein d’allant. Il n’était pas rare qu’il se levât dès potron-minet car, s’il était toujours fasciné par le spectacle d’un coucher de soleil au grand large, il était plus intrigué encore par celui du soleil levant ; il tirait de cette contemplation une force intérieure renouvelée. L’air était frais et la mer sans malice à cette heure matinale.
Il s’avança jusqu’à la rambarde de dunette et resta plusieurs minutes à observer le travail des matelots qui s’activaient sur le pont supérieur, s’interpellant gaiement d’un bord à l’autre, jouant du faubert et de la pierre à briquer au rythme régulier des pompes à eau de mer.
Pendant que Bolitho se rasait, Rooke était venu le trouver pour obtenir la permission de larguer les perroquets et les cacatois ; à présent, en regardant les étages successifs de la voilure, le capitaine de vaisseau ressentait un étrange sentiment de bonheur et de plénitude. Le navire répondait docilement, et l’équipage semblait de meilleure humeur que les jours précédents ; pourtant, les hommes avaient bien des raisons d’être soucieux. Quand il repensa aux événements de la soirée précédente, il eut un bref pincement au cœur. La jeune fille allait débarquer très bientôt. Il lui restait à espérer que la franche camaraderie qui s’était instaurée à bord survivrait après son départ.
Au fond, il en était encore à s’interroger sur ses propres sentiments. Mais, si quelque doute était encore présent, il ne pouvait qu’être balayé par la sensation de perte cuisante qu’il éprouvait à l’approche de Cozar. Tout cela était parfaitement grotesque : pour son bonheur ou son malheur, la demoiselle ne tarderait pas à devenir une dame, l’épouse d’un amiral. Il ne faisait aucun doute que Pomfret allait user de toute son influence pour quitter l’île et hisser sa marque sur des eaux plus hospitalières.
Il entendit Gossett bredouiller un vague salut derrière lui et, quand il se retourna, il aperçut la jeune fille qui s’avançait lentement vers la rambarde, le visage tourné vers la lumière légère du petit matin. Quand elle était montée à bord, elle était plus hâlée qu’il n’était convenable pour une jeune personne de bonne famille ; il n’avait donc pas été surpris d’apprendre qu’elle avait grandi à la Jamaïque. Au bout de quelques jours de mer, son teint avait pris une ravissante nuance dorée, et Bolitho éprouvait un trouble délicieux en la regardant profiter de la douce chaleur du jour qui commençait.
Il ôta son bicorne et ébaucha un sourire maladroit :
— Bonjour, mademoiselle Seton. J’imagine que vous avez bien dormi ?
Il avait parlé plus fort qu’il n’en avait eu l’intention et le mousse qui briquait le pont près d’une pièce de neuf s’arrêta net pour les regarder.
— Très bien, commandant, répondit-elle en souriant. Cela faisait même longtemps que je ne m’étais pas si bien reposée.
— Euh… Tant mieux !
Bolitho ne voyait même pas les matelots qui s’attroupaient, bouche bée, autour de la barre.
— Comme vous pouvez le constater, chaque navire du convoi respecte sa station et le vent se comporte de façon tout à fait correcte.
Elle le regarda et son visage se fit grave :
— Nous arriverons donc à Cozar à temps ?
— Oui, acquiesça-t-il avec un hochement de tête.
Il faillit ajouter : « Hélas ! »
Il leva la tête vers le guidon en tête de mât, pour reprendre contenance :
— Je viens de demander au charpentier du bord de vous confectionner quelques meubles afin de rendre votre vie à Cozar plus confortable.
Elle le regardait toujours et le rouge monta aux joues de l’officier :
— Ce sont eux qui se sont proposés, précisa-t-il maladroitement.
Elle garda le silence pendant plusieurs secondes, puis elle inclina lentement la tête. Il y avait dans ses yeux quelque chose de pétillant :
— Merci, commandant ! Voilà qui est fort aimable à vous.
Bolitho était si ému qu’il se croyait seul au monde avec elle : les hommes au travail sur la dunette, les timoniers et l’officier de quart n’existaient plus pour lui.
— J’aimerais tant pouvoir en faire davantage pour vous, continua-t-il langoureusement.
Bouleversée, elle se tourna vivement vers la mer et sa longue chevelure cacha son visage aux yeux de Bolitho qui, le souffle coupé et en proie à la panique, se dit qu’il était allé trop loin. Elle allait le remettre à sa place, il ne l’avait que trop mérité.
— Peut-être, reprit-elle sans la moindre animosité, vaudrait-il mieux que nous ne dînions pas en tête à tête. Peut-être devrions-nous…
Elle fut interrompue par un appel éclatant de la vigie de tête de mât :
— Holà, du pont ! Le Snipe vire de bord ! Il fait des signaux, commandant !
Bolitho s’arracha à la consternation dans laquelle l’avait plongé la dernière phrase de la demoiselle.
— Montez là-haut, monsieur Caswell, et tâchez de me déchiffrer ces signaux !
Puis il s’adressa de nouveau à la jeune fille d’une voix douce :
— Veuillez me pardonner. Je n’avais nullement l’intention de dire que…
Les mots lui manquèrent. Derechef, elle se tourna vers lui, ses yeux pers étaient pleins de larmes.
— Vous n’avez rien à vous reprocher, commandant, croyez-moi.
— Holà, du pont ! Des signaux du sloop : « Snipe à Hyperion. Voile en vue faisant route au nord nord-ouest. »
Caswell devait s’époumoner pour se faire entendre malgré les coups de tonnerre sourds des lourdes voiles qui se gonflaient.
Quand Bolitho baissa la tête, la jeune fille s’en était allée.
— Très bien, répondit-il lourdement. Signalez au Snipe…
Il fronça les sourcils : chaque pensée lui demandait un effort.
— …Signalez : « Allez vous rendre compte immédiatement. »
Tandis que Caswell redescendait en glissant le long d’un pataras, il lui ordonna :
— Et signalez au convoi de réduire la toile.
Il passa devant les signaleurs qui sortaient d’un coffre des ribambelles de pavillons. A un nautique sous la hanche tribord, la frégate Harvester faisait route en gîtant légèrement. Le soleil allumait des reflets sur les lentilles de toutes les longues-vues braquées sur les drisses de pavillon de l’Hyperion : il fallait identifier d’urgence les petits rectangles d’étamine multicolores qui exprimaient la volonté du chef d’escadre.
Bolitho croisa le regard de Rooke qui, songeur, le regardait :
— Faites carguer les cacatois, monsieur Rooke, ordonna-t-il. Faute de quoi, nous allons remonter tout le convoi.
Le petit sloop avait viré lof pour lof et s’éloignait vers l’horizon : toutes les longues-vues disponibles à bord du soixante-quatorze canons étaient dirigées vers la mystérieuse voile que bon voyait pointer au-dessus de l’horizon. N’était-ce qu’une fausse alerte ? A présent, le commandant de l’Hyperion ne ressentait ni soulagement ni appréhension.
Les minutes s’écoulaient avec lenteur ; huit coups de cloche résonnèrent sur le gaillard et ce fut le changement de quart.
Allday traversa la dunette :
— Vous n’avez pas encore pris votre petit déjeuner, commandant, observa-t-il, grondeur.
— Je n’ai pas faim, répliqua Bolitho en haussant les épaules.
Il ne prit même pas la peine de tancer son patron d’embarcation qui l’avait interrompu dans ses calculs.
Une heure pleine s’écoula avant que les perroquets du sloop n’apparussent de nouveau à l’horizon désormais bien net.
Caswell s’élança dans les enfléchures d’artimon et se cala à la contre-gîte pour amortir le léger roulis qui balançait le vaisseau.
— Signal du Snipe, commandant.
Il cligna des paupières et frotta ses yeux larmoyants ; puis il reprit sa longue-vue :
— Difficile à déchiffrer, commandant…
Il faillit bien lâcher prise au moment où une lame plus abrupte que les autres souleva l’Hyperion en même temps que le lointain sloop.
— Je le tiens ! hurla-t-il. « Ennemi en vue », commandant !
Bolitho accueillit la nouvelle avec une étrange indifférence :
— Très bien. Transmettez un signal général à tout le convoi : « Ennemi en vue. Préparez-vous au combat. »
Rooke, égaré, le regardait sans comprendre :
— Mais, commandant, peut-être n’ont-ils nulle intention de se battre !
Bolitho décocha sa réponse d’un ton cinglant :
— Vous croyez peut-être qu’ils sont venus pour vos beaux yeux, monsieur Rooke ?
Les pavillons comminatoires se déployèrent à l’unisson, ce qui provoqua une certaine effervescence sur la poupe de la Justice.
— Ce sont les transports qui les intéressent, précisa Bolitho.
Les ponts de l’Hyperion étaient encore humides ; l’équipage rangea fauberts et pierres à briquer. Tous regardaient le commandant. Comme les autres navires du convoi, ils attendaient ses ordres.
— Faites monter les deux bordées, monsieur Rooke, ordonna-t-il calmement. Branle-bas de combat !
Les deux jeunes tambours du corps des fusiliers marins coururent jusqu’au passavant bâbord, tirant sur leurs shakos noirs et brandissant leurs baguettes. L’équipage retenait son souffle : les deux garçonnets portaient sur leurs épaules toute la solennité de l’instant. Le premier roulement retentit sur le vaisseau et son écho se répercuta jusqu’aux trois navires de transport.
Bolitho se contraignit à rester immobile près de la rambarde de dunette tandis que les écoutilles et les descentes dégorgeaient sur les ponts un torrent humain. Les fusiliers marins se hâtaient vers l’arrière, certains escaladaient les enfléchures pour aller prendre position sur les hunes. Au grand soleil du matin, leurs uniformes écarlates rutilaient de façon sanglante. Sous les ponts, on abattait à grand bruit les cloisons : en quelques minutes, le logement flottant redevenait une arme de guerre.
Le commandant de l’Hyperion regarda de nouveau la surface paisible de la mer mais n’y trouva nul réconfort : sa matinée était gâchée avant même qu’il n’eût reçu le signal du Snipe.
Rooke, tout en nage, venait au rapport :
— Tous les hommes sont à leur poste de combat, commandant !
A ces mots, une vieille rancœur lui revint et il ajouta :
— Nous avons mis moins de dix minutes, cette fois-ci.
— Mâtin ! s’exclama Bolitho en le dévisageant gravement.
— Dois-je faire charger les pièces, commandant ?
— Pas encore.
Bolitho se remémora soudain son petit déjeuner. Il avait une faim de loup et pourtant il savait qu’il ne pourrait avaler une seule bouchée ; mais il fallait qu’il s’occupe. Des rayons de soleil se faufilaient entre les huniers bien tendus et soudain le capitaine de vaisseau eut peur : le soir même, il serait peut-être mort ou, pire, il hurlerait de douleur sous la scie du chirurgien. Il se passa la langue sur les lèvres et expliqua entre ses dents :
— Vous avez tous mangé, pas moi. Vous me trouverez dans la chambre à cartes si vous avez besoin de moi.
Il tourna les talons et s’avança avec lenteur sous la poupe. Gossett le regarda passer et poussa un long soupir admiratif :
— Vous avez vu ça, les gars ? Pas une faille ! Il est d’un calme olympien, notre commandant !